Hong Kong Turf Retour

Fin des courses à Singapour : Le coup de tonnerre qu'on attendait

20/06/2023

Par Emmanuel Roussel, avec les informations diffusées sur Asian Racing Report

 

La nouvelle n’était pas complètement inattendue mais elle a néanmoins surpris par sa violence et la façon dont elle a été annoncée : le 5 juin au matin, les entraîneurs en activité sur l’hippodrome de Kranji à Singapour ont reçu un message électronique de la direction du Singapore Turf Club les priant instamment de rejoindre une réunion de 15’ le jour-même. Une fois réunis, et inquiets, ils ont entendu la directrice de l’organisation leur annoncer que la dernière réunion de courses à Singapour se déroulerait le 5 octobre 2024. Dans seize mois…

Quelques semaines plus tôt, lors des ventes de yearlings australiennes à la fin du mois de mai, une rumeur avait circulé selon laquelle les autorités de la Cité-état avaient déjà scellé le sort des courses dans l’ancienne colonie pour 2026, et cela avait jeté un froid sur les ambitions des potentiels acheteurs, jusqu’alors encouragés par les ambitions de promotion des courses de 2ans dévoilées par le Turf Club… Si la rumeur s’était propagée si facilement, si elle avait été prise tellement au sérieux, c’est parce qu'elle sourdait depuis quelques mois et qu’elle avait de réels fondements.

Tout d’abord, l’hippodrome ne date que de 2000, lorsque les activités du vieux site de Bukit Timah, où des courses hippiques étaient organisées depuis 1843, ont été transférées sur un site moins central. Toutefois, la fréquentation a reculé progressivement et elle a subi un coup d’arrêt dont elle se relève mal avec la Covid-19. On est ainsi passé de plus de 10 000 spectateurs en 2010 à 6 000 en moyenne en 2019. Parallèlement, Si en 2012, avec près de mille épreuves organisées dans l’année, le chiffre d’affaires du mutuel atteignait 750 millions de dollars US, avec 1 500 chevaux basés à Kranji, on estimait en 2021 la masse des enjeux à 373 millions, avec une population de 660 chevaux… De plus, le Singapore Turf Club ne diffuse plus de chiffres depuis 2019.

Plusieurs explications peuvent être avancées pour comprendre le phénomène.

Tout d’abord, il y a une hyper-régulation du pari hippique à Singapour, trop taxé, à peu près interdit de promotion et réservé aux seuls spectateurs à Singapour qui pousse de nombreux parieurs dans les bras des opérateurs illégaux… et vers les autres formes de paris comme la loterie et les paris sportifs, qui ont gagné 40% entre mars 21 et mars 22 et représentent un chiffre d’affaires dix fois supérieur à celui du Turf Club. C’est sans doute difficile à envisager d’ici, mais le public de Singapour, et pas seulement celui des expatriés occidentaux, se passionne pour la Premier League anglaise de football, par exemple.

Ensuite, tandis que les enjeux faiblissaient de façon organique, l’influence des paris colossaux est devenue évidente et des baisses de cotes impressionnantes ont ponctué trop de courses et progressivement écœuré les parieurs traditionnels, qui ont pu avoir l’impression de se faire avoir et ont ainsi dédaigné le pari hippique, d’autant plus facilement que les casinos sont apparus à Singapour à partir de 2010, à un moment où le Singapore Turf Club faisait figure de potentiel rival pour Hongkong, alors qu’il semble aujourd’hui être devenu un lointain parent pauvre, un peu comme le Macau Turf Club.

Ensuite, il y a la pression immobilière à Singapour, une place financière qui a encore pris plus d’importance avec la politique zéro-Covid de la Chine, qui a d'ailleurs pénalisé Hongkong. Devant ce besoin pressant d'espace vital, l’espace de 126ha occupé par l’hippodrome a suscité toujours plus de convoitises, d’autant plus que son modèle économique ne semblait plus tellement viable.

Si on avait voulu le faire exprès, on ne s’y serait pas pris autrement. Tout cela, combiné au fait que les dirigeants qui se succédaient à la tête du Turf Club ne connaissaient rien des rouages de cette activité -Irène Lim, en poste actuellement, pensait le 5 juin encore que les chevaux stationnés à Singapour appartenaient… à leurs entraîneurs !-, fait que le Gouvernement, un des plus autoritaires d’une région du Monde qui ne manque pas de régimes dictatoriaux, avait à peu près les mains libres pour prendre la décision qu’il voulait, et cela sans ménagement, pour être bien certain d’être entendu.

Ce qui a mis les acteurs des courses de Singapour en furie, ce n’est pas tellement les arguments en faveur d’une autre utilisation de cet espace devenu vital, mais le fait que le Turf Club (et à fortiori le Gouvernement) n’avait pas sérieusement envisagé les conséquences de cette décision brutale sur les personnels et les chevaux des écuries, ainsi que l’aveu d’Irène Lim, le 5 juin, qu’elle était au courant de cette décision dès 2022 et qu’elle avait donc sciemment laissé, voire encouragé, des propriétaires à continuer d’investir alors qu’elle savait la fin si proche.

Au train où vont les choses, on se demande même comment on pourra continuer de courir à Singapour jusqu’à la fin de 2024 car, sans continuité, une activité hippique n’a pas de raison d’être.

Ensuite, que vont devenir les chevaux ? Certes, ils pourraient être disséminés en Malaisie voisine, en Australie et en Nouvelle-Zélande, mais les capacités de ces pays sont limitées, surtout s’agissant de chevaux médiocres et de capacités de quarantaine très réduite. Avec le débit actuel des installations de quarantaines de Singapour et des pays en question, il faudrait de toute façon plusieurs années pour exporter tout ce cheptel…

On promet aussi un reclassement des personnels, mais la compétence hippique est très spécifique et elle est difficilement transposable à d’autres secteurs.

Plus largement, cette nouvelle doit nous inciter à considérer plusieurs questions qui pourraient, un jour, être posées à notre secteur hippique.

Tout d’abord, on mesure le péril qu’il y a à ne pas entretenir des liens très étroits avec les autorités, même si dans un pays aussi civilisé que le nôtre, des freins limitent davantage la marge de manœuvre de l’État qu’à Singapour. Qui sait, en revanche, si un jour, l’exploitation de chevaux pour la compétition ou le pari ne menaceront-ils pas l’agrément social qui permet aujourd’hui à l’hippisme de bénéficier d’une tolérance, et même d’un monopole, c’est-à-dire d’un financement aisé ? La Fontaine écrivait que tout flatteur vivait aux dépens de ceux qui l’écoutent. On peut dire que tout privilégié vit aux dépens de ceux qui acceptent son privilège.

Ensuite, les paris sportifs et les loteries seront toujours privilégiés par rapport au pari hippique parce qu’ils sont moins coûteux et n’exigent aucun financement, aucune contrepartie. L'incongruité des racinos aux USA pourrait elle aussi finir par faire des ravages dans l'hippisme chez l'Oncle Sam.

Aussi, pour se développer efficacement, une activité comme l’hippisme doit être dirigée par des personnes soucieuses du bien-être de toute une filière, informées de son fonctionnement et de sa mécanique, capables, en somme, de porter tous les dossiers la concernant avec une grande compétence pas seulement technocratique, mais avant tout culturelle. Un certain degré d'implication est nécessaire, mais aussi un certain recul, et c'est dans la cooptation, l'amateurisme au sens noble du mot, que ces deux traits sont les plus favorisés au sein d'une organisation hippique.

Enfin, on note que le recul des parieurs locaux ne peut être comblé par les parieurs institutionnels que de façon subalterne. Pour vivre, les gros requins ont besoin d’un grand nombre de petits poissons. Quand ceux derniers se font rares, les prédateurs changent de milieu, et il ne reste alors bien souvent plus rien, et pas forcément assez pour que la faune hippique retrouve une masse critique, en particulier sur un marché purement mutuel, qui demande une large contrepartie, et tandis que la culture hippique a disparu, sans relais dans les médias.

Pour sauter du coq à l’âne, mais à peine, la réussite d’événements comme le dernier Prix de Diane Longines à Chantilly est vitale pour la pérennité de l’hippisme en France, et il ne faut pas bouder son plaisir lorsque la foule assiste à nos courses. Bientôt, les tribunes de Kranji seront détruites pour ne pas avoir su capitaliser sur ses succès initiaux.